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Chronique à temps perdu: Ce que peut porter un mot ou deux

Le philosophe allemand Hegel disait, au début du 19ᵉ siècle, que «la lecture du journal est la prière laïque du matin de l’homme moderne». Si la prière religieuse a pour fonction de nous exposer au murmure secret de Dieu afin que nous puissions être disposés à faire sa volonté «sur la terre comme au ciel», la lecture du journal nous expose quant à elle au murmure public de la société et nous permet de nous positionner en tant que citoyens, donc comme acteurs politiques. Chaque élément de nouvelles devient un symbole de l’état de la société et oblige le lecteur à prendre position, éventuellement à agir.

Patrick Renaud

Il arrive par ailleurs qu’une nouvelle quelconque, voire qu’un titre d’article devienne pour le lecteur l’occasion d’un moment de clarté que la religion appelait d’emblée «épiphanie». C’est un peu cela que provoqua pour moi la lecture d’un article de la CBC où le gouvernement affirmait qu’il n’avait «aucun contrôle» quant aux prix des tests COVID rapides¹. 

Le démagogue du peintre José Clemente Orozco.

Cette affirmation est faite alors que «les prix des tests rapides varient d’un magasin à l’autre et d’une région à l’autre» et que le marché privé est décrit par certains comme un «wild west».

Le gouvernement provincial nous dit qu’il n’a aucun mot à dire sur les prix auxquels les commerces vendent leurs marchandises. Ce qui est vrai, bien sûr. Les prix sont supposés être la pure expression du fragile et fluctuant équilibre de l’offre et de la demande. Et c’est la volatilité de cet équilibre qui explique la variation des prix dépendant de la région et du magasin.

Une vérité peut en cacher une autre

Or il arrive qu’une vérité porte en elle les germes d’une ou plusieurs contre-vérités; ou en tout cas, qu’elle serve à ne pas dire des vérités plus déterminantes.

Tout d’abord, il y a cette idée que le gouvernement n’ait aucun mot à dire quant au prix d’une marchandise. Cela serait vrai si le test rapide n’était qu’une marchandise comme toute autre. Or justement, un test rapide n’est pas une marchandise comme toute autre. Il est avant tout un bien dont la valeur est déterminée par le contexte social et sanitaire. Et en ce sens, c’est un bien qui participe au bien public. Or la parole gouvernementale noie d’emblée la vocation sociale de ce bien et réduit sa valeur d’usage publique à sa valeur d’échange marchande, pour emprunter un vieux lexique marxiste.

Premier élément de l’«épiphanie» dont je parlais plus haut: le gouvernement commet, dans ce cas-ci et comme il lui arrive souvent de le faire, une opération de réduction: le test rapide est réduit à n’être rien d’autre qu’une marchandise. Or ce faisant, il réduit également, par le fait même, la sphère d’exercice de la puissance publique qui est la sienne. Il y a ainsi, dans la parole gouvernementale, l’arrière-goût d’une démission et les traces d’une retraite.

Ensuite, la «vérité» communiquée par le gouvernement selon laquelle il n’a «aucun contrôle» est en soi trompeuse. L’énoncé laisse à penser que le marché privé des tests rapides est une sphère autonome qui est séparée de la puissance publique et qui fonctionne selon une loi naturelle qui lui serait propre: la loi de l’offre et de la demande. 

Cependant, dans ce cas-ci, l’offre rencontre une demande qui n’est pas spontanée et qui n’existe pas naturellement. La demande en question, bien au contraire, est suscitée et produite, en grande partie, par la décision du gouvernement de ne pas pleinement exercer sa puissance publique afin de rendre ces tests rapides disponibles à toutes et à tous, peu importe leur situation socio-économique ou géographique. 

En effet, en n’offrant pas un accès libre et gratuit à ces tests (comme le font la plupart des autres provinces par ailleurs), le gouvernement crée artificiellement une demande à laquelle bien sûr le privé a tout intérêt à répondre. La demande étant gonflée, et l’offre étant limitée, le prix monte. Simple comme bonjour

L’inaction et la démission ont, elles aussi, leurs effets et leurs conséquences. Surtout que, comme l’indiquait une infectiologue dans l’article de la CBC, il serait tout à fait possible pour le gouvernement d’intervenir afin de contrôler la fluctuation des prix des tests de par les dispositions prévues dans la loi provinciale sur la santé publique

Ne pas pouvoir, ne pas vouloir

Il ne faut pas cependant être naïf – et ce serait là le deuxième élément de cette petite épiphanie laïque: cette démission de la puissance publique au profit de l’intérêt privé n’est pas accidentelle. Elle a même sa logique propre.

Le penseur politique Noam Chomsky l’avait très bien remarqué: cette logique est celle de la privatisation: «C’est la technique usuelle de la privatisation: ne pas assurer le financement d’un service, être sûr que les choses ne fonctionnent pas, le monde se fâche, et faire passer le service aux mains d’intérêts privés.»

Bien entendu, dans notre cas, il n’y a pas d’agenda politique explicite en faveur de la privatisation de nos services de santé publics. Mais il y a tout de même cette tendance qui est à l’œuvre selon laquelle le gouvernement fait place au privé dans un domaine qui relève de sa compétence propre. Surtout que notre situation fiscale difficile est un terreau fertile pour ce type de démission…

Et c’est ici que se trouve peut-être l’élément principal à retenir: certains gestes ou absences de gestes, certaines phrases même peuvent servir de révélateur d’intention politique. Lorsqu’un gouvernement dit «je ne peux pas», il décrit bien souvent non pas une impossibilité réelle, mais un manque, voire une absence de volonté politique. 

C’est à partir de la reconnaissance de ces indices de volonté (ou de son absence) qu’il nous est possible, en tant que citoyens et acteurs politiques, de prendre position et de combattre les décisions qui grugent les assises d’un État réellement social et donc démocratique.


  1. Cf. «N.L. government says it has ‘no control’ over rapid test market». Article publié le 29 avril 2022 en ligne

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