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Chronique à temps perdu: S’écarter jusqu’à ce que ça change

Il y a quelques semaines, je soupais avec un de mes amis qui travaille au sein d’un syndicat au niveau de la mobilisation de ses membres. Il me racontait la difficulté qu’il avait («toute la misère du monde…») à, justement, mobiliser ses membres. À les mettre en mouvement. À les intéresser aux divers combats qui concernent leurs conditions de travail; qui concernent donc les conditions du lieu dans lequel ils passent la majorité de leur temps. Je me rappelle du désarroi qui planait au-dessus de certaines de ses plaintes ou qui habitait certains de ses silences. Le sentiment que devant lui se dressait une tâche au-delà de tout effort.

Patrick Renaud

C’est ce désarroi, cette lassitude qui me revient en tête au lendemain du 1er mai, jour de commémoration des luttes des travailleurs et des travailleuses. Pour mon ami syndicaliste, le 1er mai opère sur deux plans différents. Tout d’abord, sur le plan de la mémoire, cette journée est primordiale. Il s’agit de se rappeler, de ne pas oublier, que le monde du travail, tel que nous le connaissons aujourd’hui, n’est pas un cadeau qui nous a été fait, qu’il n’est pas le fruit de la générosités des classes dirigeantes, mais d’une histoire de luttes: des luttes nombreuses, parfois désespérées, souvent violentes. Or force est de constater qu’il y a de moins en moins de personnes qui n’ont pas oublié…

Les Déchargeurs de charbon (1875) du peintre Claude Monet

Et ensuite, il y a le plan d’un constat: que la classe des travailleurs n’est pas aussi mobilisée ni aussi militante que par le passé. Et c’est dans cet écart entre les luttes du passé et l’immobilisme du présent que s’installe le désarroi de mon ami et d’un bon nombre de militants politiques. 

Une leçon d’histoire

Bien entendu, cet écart a, lui aussi, son histoire complexe et ses raisons multiples. L’apathie syndicale d’un bon nombre de travailleurs émerge aussi d’une certaine culture de l’action syndicale qui peut-être s’est trop repliée sur l’enjeu précis et ponctuel de la négociation d’une convention collective. 

En effet, l’exemple du syndicalisme québécois est ici paradigmatique. Dans les années 60 et 70, les syndicats sont des entités hyperpolitiques. Ils se prononcent, manifestent, font la grève, sur un ensemble d’enjeux sociaux qui, à première vue, ont très peu à voir avec le travail. Ils gagnent ainsi une capacité d’influence aujourd’hui impensable. Ils pesaient de tout leur poids dans la balance des luttes qui divisaient la société et qui œuvraient pour la transformer. 

Leur politique avait quelque chose d’à la fois sauvage, utopique et concret. Il y avait une injustice? Il fallait s’y attaquer. Les syndicats étaient alors des entités largement investies par leurs membres qui se donnaient le droit de combattre les injustices structurelles. 

Il y eut cependant un moment-clé où les syndicats acceptèrent de limiter le champ d’exercice de leur sauvagerie utopique aux seuls moments très précis et régulés de négociation de leur propre convention collective. Au lieu d’être des entités hyperpolitiques de combat contre les injustices sociales, les syndicats sont alors devenus des entités hypopolitiques de négociation des paramètres régissant l’ordre social de leur mise au travail.  

Les mécanismes de négociation étant réglés au quart de tour, l’activité syndicale devint surtout le propre d’une classe de notables et d’experts en négociation. Et toute l’activité syndicale vint alors se structurer autour des impératifs stratégiques de la négociation. Finie cette implication éclatée des membres dans telle ou telle cause! Fini ce déferlement militant sans limite. Il faut militer, mais dans l’ordre. Il faut se mobiliser, mais stratégiquement. Il ne faut surtout pas aller trop loin. Il faut demeurer respectable.

La vertu de l’écart à soi

Il est important de bien mesurer la nature de l’écart entre ces deux moments du syndicalisme. Dans les années 60 et 70, le syndicat était certes une institution, avec ses codes et ses manières de faire. Mais c’était aussi, avant tout, un espace pleinement investi par ses membres. À la limite, le syndicat existait dans la mesure où ses membres agissaient. Le syndicat était le nom qui recouvrait une multitude d’actions, de prises de parole, de sentiments et de ressentiments. «Syndicat» était le nom d’expériences militantes partagées qui se réalisaient dans l’action.

Mais le syndicat était aussi le lieu où les travailleurs faisaient l’expérience d’un écart par rapport à leur travail et à leur identité professionnelle. Et c’est en s’écartant du champ délimité de leurs compétences professionnelles qu’ils se découvraient d’autres compétences: la compétence de prendre parole, de juger de ce qui est juste et injuste, d’organiser une action…Bref, la compétence politique de n’importe qui de participer aux mouvements du monde et à sa transformation.

Paradoxalement, c’est en se détournant de leur identité sociale et économique de travailleurs, c’est en se détournant de leur besogne, que les travailleurs ont su constituer leur identité de sujet politique. Or, il semble que cette faculté d’écart et de détournement soit un art qui se soit quelque peu perdu; que la structure syndicale contemporaine permette trop peu ce genre d’écarts. Le syndicat n’est plus le lieu d’un investissement militant de ses membres, ou si peu.

Pour qu’une nouvelle vie militante puisse advenir, pour que cette vie puisse s’animer pleinement dans des luttes sociales, il faut donc chercher là où se manifeste ce type d’écarts à soi et à sa tâche sociale. On peut chercher du côté syndical bien sûr. On peut aussi chercher du côté des étudiants qui s’écartent de leur identité scolaire pour prendre parole sur la question de la crise climatique. 

La recherche de tels écarts nous amènera peut-être à ne pas tomber dans le désarroi de mon ami et à voir qu’au cœur même de cette société supposément bloquée et inactive, il y a des écarts et des fissures et que c’est par eux que passe la lumière. Peut-être même est-ce que cette recherche nous donnera le goût de nous écarter à notre tour. 


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