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Chronique à temps perdu: Brûler la chandelle par les deux bouts

Le printemps commence lentement à s’installer, à prendre les formes, les couleurs et les odeurs que nous lui connaissons. Les bancs de neige succombent peu à peu aux attaques d’un temps plus doux. Les arbres osent, bourgeonnent. Les humains aussi. Ils sortent, recommencent à se fréquenter après l’encabanement hivernal. Le printemps, cette tentation d’exister, au sens plein du terme: «sortir dehors», «se manifester», «se montrer».

Patrick Renaud

Malgré ce mouvement général, malgré cette progression fleurie vers quelque chose comme la promesse de l’été, il est difficile de ne pas ressentir que cette promesse se meut dans l’ombre d’une certaine tristesse, voire d’une certaine détresse. Il y a la guerre qui se prolonge. Le mot en g commence même à être prononcé¹. Il y a le dernier rapport du GIEC qui continue de confirmer ce que nous savions déjà: que le monde brûle et que nous faisons exactement ce qu’il faut pour que le monde devienne une fournaise à ciel ouvert. 

Scène du film I don’t feel anything anymore de Noémie Marsily et Carl Roosens. Film disponible sur le site de l’Office national du film du Canada (ONF).

Ce ciel ouvert qui brûle la terre relève du spectaculaire. Il saute aux yeux grâce à la chair d’images de fin du monde, de glaciers qui fondent, de forêts qui étouffent, d’espèces animales qui soupirent (pour une dernière fois), de terres agricoles qui sont mises en jachère (perpétuelle). 

Cette dimension spectaculaire cependant peut donner l’impression que ces dérèglements de la nature sont une menace externe, que la nature frappe l’humanité. C’est un peu ce qu’exprime un film comme Don’t Look Up, une allégorie de la catastrophe climatique qui représente les changements climatiques sous la forme d’un astéroïde qui va entrer en contact avec la terre. Ce que cette allégorie passe sous silence est le fait bien sûr que la catastrophe n’est pas une fatalité du destin qui sort de nulle part (l’inconnu de l’espace), mais le fruit empoisonné de choix politiques et économiques que nous continuons à faire². Il y a ainsi un lien intime qu’il faut commencer à voir entre le ciel qui brûle au-dessus de nous et ce qui, en nous, nous amène à faire ces choix ou à accepter qu’ils soient faits à notre place. 

Or ce lien intime n’indique pas seulement que nous sommes responsables collectivement de la destruction de la planète. Il doit nous aider à voir que ce qui se passe au niveau de la planète se passe aussi au niveau de notre âme, pour prendre un mot vieilli. Si le ciel brûle, nous brûlons aussi.

La brûlure intérieure

Dans la dernière année, on s’est beaucoup interrogé quant aux effets délétères de la pandémie sur la santé mentale. Or, il ne faut pas se berner: la pandémie n’est qu’un révélateur particulièrement aigu d’une tendance déjà bien dominante: dépression, burn out, troubles anxieux, dépendance à diverses substances qui devient rapidement l’équivalent d’un trait de personnalité. «Je suis tellement accro au café, au gin, au vin…», «J’ai besoin de mon café du matin pour fonctionner³». 

Or peut-être faut-il prendre au sérieux ces expériences personnelles et ces phrases qu’on dit pour se décrire à la légère. Peut-être doit-on les comprendre comme des réponses adaptatives, individuelles et désespérées, nous permettant de survivre dans nos sociétés capitalistes.

Car il faut dire les choses clairement: le capitalisme n’est pas un système économique visant à satisfaire nos besoins matériels élémentaires. Il est d’abord le processus par lequel se constitue un désir qui abolit toutes les limites. Le capitalisme est avant tout une manière de lier désir et infini.

Désir d’une croissance économique illimitée, désir d’une progression technologique illimitée, désir d’être toujours plus performant, désir d’occuper une part de marché toujours plus importante, désir d’être toujours plus connu, désir de recevoir toujours plus de likes, de matchs, de toujours plus se développer, d’être toujours plus en forme ou toujours plus flexible ou toujours plus méditatif, d’être toujours à la recherche de nouvelles opportunités…Vous comprendrez que cette liste pourrait être toujours plus longue…

Notre société et nos existences sont capitalistes dans la mesure même où elles incarnent cette logique désirante du toujours plus. Bien entendu, la crise climatique nous permet d’apprécier ce qui se passe lorsqu’on dépasse un certain nombre de limites qui sont propres à tel ou tel écosystème. Or la crise de la santé mentale et nos dépendances doivent peut-être être comprises comme un ensemble de réactions physiologiques et psychologiques à un rythme de vie qui nous en demande trop et auquel nous sommes incapables de nous conformer. D’une certaine manière, nous vivons à la fois au-delà des limites de la nature et au-delà de nos propres limites et de nous-mêmes.

En ce sens, la «lutte» aux changements climatiques ne relève pas avant tout de l’ordre de l’écologie. Elle est bien plutôt partie prenante d’une lutte plus large et plus généralisée contre une certaine manière de désirer qui structure à la fois notre psychologie et notre économie, à la fois notre rapport à la nature et notre rapport à soi et aux autres. Elle s’inscrit dans une résistance à cette logique pulsionnelle du toujours plus que l’on rencontre également dans notre rapport au travail et à la productivité, à la consommation et au divertissement, à la technologie et aux images, à la sexualité et à l’amour. 

Si l’hypothèse selon laquelle la crise de santé mentale et la crise écologique dépendent toutes deux d’une même logique, soit celle du capitalisme du désir, est exacte, alors «lutter» pour la santé mentale et contre le dérèglement climatique implique d’éduquer notre regard afin de pouvoir reconnaître les mécanismes pulsionnels du toujours plus afin de pouvoir y résister: qu’il s’agisse de résister à une manière de consommer ou de résister aux chants de sirènes des politiciens qui nous disent qu’il faut être réaliste et continuer à développer l’industrie pétrolière de la province. 


1 G pour génocide. Voir l’article de Laura-Julie Perreault dans La Presse le 5 avril dernier: «Le mot qui commence par la lettre ‘’g’’». Disponible en ligne.

2 Au moment où j’écris cette ligne, j’apprends que le gouvernement fédéral vient d’accepter le projet d’exploitation pétrolière de Bay du Nord.

3 Toutes ces phrases qu’on lit à répétition et qu’on écrit dans nos descriptions sur les applications de rencontre.


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