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«Je vous ai entendus…»

Quelques semaines après les élections fédérales, ces dernières me laissent toujours perplexe, voire amer. La manière cavalière qu’a eu Justin Trudeau de déclencher ces élections afin de s’assurer une majorité parlementaire explique en partie cette amertume. Quoiqu’au final, il est difficile d’être surpris qu’un politicien décide d’agir suivant ses propres intérêts partisans. Ce qui nourrit et ne cesse de nourrir ma perplexité, cependant, c’est la manière cynique par laquelle Justin Trudeau a décrit, suite à l’annonce des résultats, le sens de sa victoire.

CHRONIQUE À TEMPS PERDU

Cette manière m’a directement renvoyé à deux observations qui ne cessent de me surprendre en politique. De l’une, la capacité qu’ont certains politiciens de, par la simple parole, transformer une situation en son contraire, de transfigurer une difficulté ou un obstacle pour en faire une force. De l’autre, la manière qu’ont ces mêmes politiciens de s’accommoder sans problème du désintéressement politique des citoyens qu’ils représentent. 

Malaise dans la représentation

Premièrement, prenons la déclaration de Justin Trudeau lors de son discours de victoire dans la nuit du 20 au 21 septembre dernier: «Vous nous renvoyez au travail avec un mandat clair de faire passer le Canada à travers cette pandémie.»¹ Vous. Un mandat clair. Il s’adresse à l’ensemble des Canadiens bien sûr. Il est après tout le premier ministre de tous les Canadiens. Or, il y a malgré tout un écart considérable, dramatique, entre tous les Canadiens et ceux qui ont, de fait, voté pour lui. 

Le démagogue (1946) du peintre Jose Clemente Orozco.

Un taux de participation de 62%. De ces 62%, le Parti li- béral récolte 32,6% des voix². Une minorité radicale. Dans ce contexte, il devient difficile de comprendre ce que peut vouloir dire Justin Trudeau en disant qu’il a reçu «un mandat clair». De qui, de fait, l’a-t-il reçu? 

On peut tout au contraire lire ces éléments statistiques comme étant l’expression d’un désintérêt d’une masse critique des Canadiens pour la chose politique telle qu’elle est exercée par la classe gouvernante. Après tout, 62% de participation, c’est 38% de non-participation, arithmétique oblige. C’est-à-dire qu’il y a environ 11 458 000 Canadiens qui refusent d’être représentés par un quelconque candidat ou parti, alors que seulement 5 542 000 électeurs ont voté libéral. Certains nombres obligent à une forme de sobriété. 

Je parlais, plus haut, d’une masse critique. Masse critique en effet puisqu’elle met en doute non pas la légitimité de ces dernières élections en particulier, mais la santé même de notre démocratie. Cette masse critique remet sur la table l’idée que notre système représentatif – selon ses propres critères! – souffre d’un manque cruel de représentation. Manque auquel la promesse libérale abandonnée d’une réforme électorale avait voulu répondre. Une occasion manquée. 

D’où ma stupeur lorsque Justin Trudeau se permet de parler comme si de rien n’était, comme si tout roulait comme sur des roulettes. On pourra dire que c’était un discours de victoire et qu’il fallait donc que son discours reflète et exprime, justement, sa victoire. Pour ma part, il me semble que ce genre d’omissions dénote non pas un sens bien rangé de l’occasion, mais une cécité politique inquiétante; elle participe même à un travail de refoulement du malaise qui frappe notre démocratie. 

Le cynisme des uns est la normalité des autres

Travail de refoulement qui opère à plusieurs niveaux³, bien sûr, ce qui m’amène à ma deuxième observation: la manière qu’a la classe politique de s’accommoder sans problème du désintéressement politique des citoyens qu’ils représentent. Justin Trudeau, dans son discours cité plus haut, a ajouté une remarque qu’il m’est encore très difficile de comprendre: «Je vous ai entendus. Ça ne vous tente plus qu’on parle de politique ou de l’élection.» 

Qu’il cesse de parler d’élections, on peut le comprendre, considérant le contexte. Qu’est-ce que cela veut dire cependant pour un politicien d’affirmer qu’il ne parlera plus de politique? De quoi parlera un politicien, si ce n’est de politique? Cette idée relève d’emblée de l’oxymore pur et simple, à moins que ce soit une mauvaise plaisanterie. Mais plus encore, cette remarque semble indiquer que pour notre premier ministre, il est possible pour la classe politique d’opérer, de faire de la politique, dans un contexte où la population qu’elle représente ne s’y intéresse pas, ou du moins, s’en détourne. 

Si notre système représentatif est malade puisqu’en manque de représentation, il faut aussi voir que ce système provoque et entretient, peut-être malgré lui, une scission entre ceux qui dirigent et ceux qui sont dirigés. Une scission qui permet à la classe politique de fonctionner de manière presque entièrement autonome, détachée d’une population qui, bien que représentée en droit, ne s’y reconnaît pas en fait. 

Comme si on se laissait être représenté par dépit, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire, plutôt que parce qu’on serait habité par un réel désir de participer à la vie politique de la cité. En politique comme ailleurs, agir sans désir, parce que c’est un devoir ou une obligation ou parce que c’est un droit, c’est le contraire d’agir. C’est consentir et se résigner. Peut-être faut-il cesser de bouder les désirs politiques qui nous habitent au lieu de continuer à consentir et à se résigner.


¹Citation tirée de Mélanie Marquis, «Justin Trudeau obtient un troisième mandat», La Presse, 21 septembre 2021.
²Statistiques tirées de la section «Élections Canada 2021», Radio-Canada Info, mise à jour le 25 septembre 2021.
³Le titre d’un article radio-canadien sur le taux de participation aux dernières élections est parlant en ce sens: «Le taux de participation au scrutin fédéral se situe dans la moyenne depuis 2000». L’article ramène ainsi le faible taux de participation à une moyenne, à la normale, ce qui revient à refouler le fait que c’est cette moyenne même qui pose justement problème! Article publié sur le site de Radio-Canada Info, 28 septembre 2021.

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