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Prix d’excellence 2022: Comment raconter l’histoire d’une liberté

Article finaliste dans les prix d’excellence de la Presse Francophone 2022 de Réseau.Presse dans la catégorie: chronique de l’année!

En 1987, à L’Anse-au-loup, au Labrador, le passé de la province ressurgit. Un cercueil, des ossements, des vêtements militaires britanniques, un couteau. Sur le manche du couteau, les initiales «WH» Trace d’identité d’une personne qui demeurera pour nous sans nom. Ces restes de vie reposent désormais à St. John’s, dans une jarre, dans une salle quelconque du Musée The Rooms.

Patrick Renaud

WH est un des personnages qu’a évoqués Afua Cooper le 1er février dernier lors d’une conférence virtuelle intituée «Slavery and Freedom in Canada’s Atlantic Region» (Esclavage et liberté dans la région atlantique du Canada). L’événement soulignait le début du Mois de l’histoire des Noirs. 

Photo: Pixabay

Malgré le peu d’informations disponibles sur WH, l’historienne insiste: la découverte de ce cadavre est déterminante pour son travail historiographique, et il a beaucoup à nous dire.

Déjà, cela soulève un point de méthode sur la discipline historique. Celle-ci ne s’intéresse plus nécessairement aux «grands événements» de l’histoire, aux importantes décisions des gouvernants ou aux paroles marquantes des grands personnages. On ne s’intéresse plus à l’histoire des vainqueurs.

L’histoire s’écrit désormais à partir d’ossements qui ressurgissent des sols, de pièces de vêtements dévorées par le temps qui passe et d’un couteau sur lequel sont inscrites les initiales d’un homme qui ne parle pas et qui n’a rien écrit. L’histoire est désormais celle des cadavres anonymes et muets.

Comment raconter la liberté et l’esclavage

Or que peut nous dire un cadavre muet et sans nom sur la question de la liberté et de l’esclavage? Que nous dit-il sur la présence et l’expérience noires dans la région de l’Atlantique canadien?

L’Histoire des grands noms, de leur parole et de leurs gestes nous dirait, comme le rappelait Cooper, que l’esclavage a été aboli dans l’Empire britannique le 1er août 1834. Cette date vient ainsi divisé le temps en deux: l’avant de l’esclavage, l’après de la liberté. 

Bien entendu, la présence noire ne se laisse pas raconter aussi simplement. En effet, ce schéma tend à réduire l’expérience noire d’avant l’abolition à l’expérience de l’esclavage, alors que les choses sont un peu plus compliquées. 

Cooper nous rappelle que suivant la fin de la Guerre de l’indépendance américaine, des milliers de loyalistes noirs, d’anciens esclaves affranchis en échange de leur participation à la cause britannique, s’installèrent en Nouvelle-Écosse et au Nouveau-Brunswick. À ces milliers d’hommes noirs libres, il faut aussi compter des milliers d’esclaves qui suivaient leurs maîtres eux aussi loyalistes. Une population divisée en deux, vivant chacune d’un bord ou l’autre du miroir de l’esclavage.

L’histoire noire ne se laisse donc pas raconter comme ce passage de l’exploitation des corps noirs à leur libération. Elle est d’emblée et plutôt le récit d’une cohabitation, difficile au quotidien, de l’esclave et de l’homme libre noirs à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. 

La liberté se prend

L’histoire des anonymes s’écrit aussi à partir de l’écriture des maîtres qui en disent plus qu’ils ne le voudraient. Cooper attire notre attention vers les journaux d’époque. Aux côtés de nombreuses annonces de vente d’esclaves (la dernière datant de 1825), on peut y trouver une multitude d’annonces de maîtres recherchant des esclaves fugitifs. 

D’autres personnages muets s’ajoutent ainsi à cette histoire de la liberté et de l’esclavage. Isaac. Ben. Flora. Nancy. Des hommes et des femmes qui ont refusé autant se faire que peut leur condition d’esclavage. Des femmes et des hommes qui ont fui. D’autres encore ont tenté de contester devant la justice la légalité de leur mise en esclavage. La paperasse juridique nous les raconte en train de parler, d’argumenter, d’espérer.

La liberté n’était donc pas une promesse se trouvant de l’autre côté de la date d’une déclaration législative abolissant l’esclavage. Elle était d’emblée une aspiration, un objet du désir et de la volonté d’hommes et de femmes esclaves. Non pas un désir qui s’oppose à la réalité comme le faux s’oppose au vrai, mais un désir qui change qui met des vies en mouvement.

Ces quelques brochures de journaux nous racontent une histoire de désirs et d’insoumission. Elles nous racontent comment certains esclaves ont cru à leur liberté au point de s’adresser à la Couronne afin que justice soit rendue. Certains esclaves y ont cru au point de fuir. Ils devenaient ainsi une réalité paradoxale: à la fois propriété volée et voleur de cette propriété.

Ils y croyaient au point de croire, comme l’esclave fugitif Belfast Bill, que Terre-Neuve était une terre de salut. Soit pour y vivre dans une précaire clandestinité, soit comme un lieu intermédiaire dans une fuite qui le conduirait au Royaume-Uni. L’histoire ne nous dit pas s’il a réussi. 

En convoquant ces cadavres sans nom ou ces noms sans parole, Cooper nous invite à voir que sous l’histoire de l’esclavage, il y a celle des luttes pour la liberté. Que ces luttes ont pris, entre autres, la forme d’arguments juridiques prononcés dans un palais de justice, ou la forme de corps qui échappent à la vigilance d’un gardien.

Elle nous invite aussi à voir que ceci n’est pas qu’une affaire d’historiens spécialistes, mais que ce travail doit aussi participer à la constitution de notre mémoire collective. Surtout que c’est dans le creux de la mémoire que s’élabore un rapport au présent. 

Comment reconnaître en effet ceux et celles aujourd’hui qui luttent pour leur liberté si nous sommes incapables de nommer celles et ceux qui l’ont fait hier? 

Ce n’est que par ce détour dans le temps qu’on peut reconnaître aujourd’hui le désir de liberté et de justice. Que ce désir s’exprime dans une salle d’audience sous la forme d’un argument juridique, qu’il se manifeste à travers le blocage de voies ferrées ou qu’il s’entende dans le cri d’un slogan dans la rue. L’histoire ne nous dit pas si nous réussirons.


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