Le 17 septembre dernier, la Première Nation mi’kmaq de Sipekne’katik soulignait le lancement de la saison de pêche au homard. La date n’a pas été choisie au hasard bien sûr. Elle renvoie à la décision importante de la Cour suprême dans l’affaire Marshall. Cette décision confirmait les droits de pêche des communautés mi’kmaq, en accord avec les différents traités signés par la Couronne et ces communautés. Le choix de cette date du 17 septembre était donc politique dans la mesure où cette saison de pêche est un geste visant à concrétiser des droits qui, bien que reconnus en droit, n’ont pas, jusqu’à maintenant, de réalité objective et de reconnaissance sociale.
Patrick Renaud
En effet, depuis cette date, les pêcheurs mi’kmaq sont en conflit ouvert avec des communautés de pêcheurs allochtones. Les premiers sont en effet visés par des gestes de vandalisme visant à stopper les activités de pêche des autochtones et à les intimider.
Les représentants des différents groupes de pêcheurs allochtones s’opposent à cette nouvelle saison de pêche autochtone parce qu’elle serait «illégale». Mais aussi, parce qu’ils craignent que ces activités de pêche mènent à une baisse des populations de homards, ce qui serait dommageable pour l’industrie.
Beaucoup ont avec raison compris que ce conflit prolonge les tensions raciales propres à l’histoire coloniale canadienne. Comme l’ont rapporté plusieurs médias, ces actes ne sont pas isolés et participent à une longue histoire d’arrestations arbitraires, d’intimidations militaires et policières, de vandalisme…
Pêcher, ce n’est pas juste pêcher
J’aimerais cependant attirer l’attention sur un paradoxe qui est au cœur de ce conflit. En effet, bien que ce dernier oppose deux groupes de pêcheurs, il ne faut pas s’y tromper: les pêcheurs mi’kmaq ne font pas la même chose, lorsqu’ils pêchent, que les pêcheurs allochtones. Et c’est ce paradoxe qu’il faut mettre en lumière.
Un premier point d’entrée est à trouver dans la décision Marshall de la Cour suprême: «Les droits issus du traité de l’accusé se limitent au fait de pouvoir se procurer les ‘biens nécessaires’ (expression qui s’entend aujourd’hui d’une subsistance convenable), et ne s’étendent pas à l’accumulation de richesses illimitées.» Cette délimitation des droits de pêche s’articule ainsi en deux temps. D’une part, le droit de pêche découle d’un droit plus général d’assurer sa subsistance matérielle en se procurant les biens qui y sont nécessaires. On trouve donc là la finalité de la pêche.
Or, et d’autre part, ce droit ne s’étend pas à l’accumulation de richesses illimitées. Ainsi, le jugement de la Cour distingue deux manières de comprendre une seule et même activité, dépendant de la finalité qu’on lui prête: la subsistance convenable ou l’accumulation de richesses illimitées.
Cette distinction entre ces deux finalités n’est pas nouvelle. On peut la retrouver dès l’Antiquité dans Les politiques d’Aristote. Celui-ci y distinguait déjà l’économie domestique de la chrématistique: la première, naturelle, et qui permet à l’homme d’«assurer une existence heureuse»; et la seconde, contraire à la nature, pour laquelle «il n’y a aucune limite à la richesse et à la propriété».
De l’exploitation à l’usage
Or ces catégories d’économie naturelle et de chrématistique ne définissent pas seulement deux manières contradictoires de construire une économie. Elles sont aussi les principes de deux manières d’entrer en relation avec un territoire et de l’habiter.
Penser l’économie à partir de l’idée, non pas de croissance à tout prix, mais d’une «subsistance convenable» ou, de manière plus ambitieuse, d’une «existence heureuse», permet de passer d’une économie qui exploite nos ressources naturelles et notre territoire à une économie qui en use.
On peut mesurer l’écart entre ces deux manières d’user un territoire à partir de deux éléments de nouvelles terre-neuviennes: la découverte au mois d’octobre de deux nouveaux gisements de pétrole au large de la province et l’engouement autour du concept de staycation.
Dans le premier cas, le gouvernement provincial et les joueurs de l’industrie continuent à voir le territoire comme un simple lieu d’exploitation des ressources. Le territoire n’est qu’un espace dans lequel on trouve telle ou telle ressource qui a plus ou moins de valeur. Il n’est qu’un réceptacle duquel on soutire ce que l’on peut et veut.
Cette manière d’envisager le territoire n’est pas soutenable, bien sûr, puisqu’elle mène à l’épuisement des ressources et donc, à terme, à l’épuisement des conditions matérielles de nos vies. Cette manière de joindre l’infini de la croissance et le fini de la ressource est une manière d’en finir, à terme, avec la vie elle-même. Les théoriciens de la décroissance nous l’ont assez répété.
Mais surtout, cette manière d’envisager le territoire ne permet pas de voir le territoire pour ce qu’il est. D’en apprécier les formes, d’en apprendre les rythmes, les tendances et les richesses. Cette manière ne permet pas surtout d’en reconnaître les limites.
L’exemple du concept de staycation pointe dans une toute autre direction. Le territoire, devenant terrain de contemplation, d’aventure et de randonnée, regagne sa dignité d’existence. Il n’est plus qu’un réceptacle à vider, mais un lieu plein de vies, de reliefs, de sons et d’odeurs qui existent selon ses propres termes, sans condition; un espace de richesses qui ne s’épuise pas à l’usage.
Ce type de rapport au territoire est aussi économique parce qu’il participe et donne vie à une «existence heureuse»; un bonheur qui est possible à partir d’un rapport de coexistence avec le territoire, et non pas contre lui.
L’exemple peut sembler inutile ou futile, mais il me semble que ce type d’expériences esthétiques, doublée d’un rapport à la nature qui reconnaît les limites de ce qu’est un territoire – pensons à la modestie de la pêche autochtone -, nous permet de penser une autre manière de l’user et de l’habiter. Une manière qui ne juge pas utile ni profitable d’épuiser un territoire pour vitaliser l’économie.
¹Equinor, BP Canada et Noia, la Newfoundland and Labrador Oil and Gas Industries Association.
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