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Chronique à temps perdu: Le temps de l’école

Septembre. Les vacances sont terminées. Les nuits d’été, blanchies par le désir de la fête ou de l’amour, s’épuisent, brûlées. Le soleil se fait moins suffocant, malgré les catastrophes climatiques qu’il promet1. Au temps du repos succède, pour les plus jeunes d’entre nous, le temps de l’école.

École. Ce mot, qui s’insère dans la banalité quotidienne de tout étudiant dès l’enfance, porte une histoire de sens qu’il n’est pas inintéressant d’évoquer aujourd’hui. L’école, la skholé en grec, ne désigne pas à l’origine un bâtiment, ni une étape nécessaire de la vie, mais un temps libre, un temps de loisir.

Cette liberté du temps doit tout d’abord être comprise comme étant de l’ordre de la libération. Comme le dit le sociologue Pierre Bourdieu: le temps libre est «libéré des urgences du monde». Et c’est cette libération des contraintes extérieures et matérielles qui «rend possible un rapport libre et libéré à ces urgences, et au monde»2, qui permet ainsi à l’étudiant de se dévouer à ses études.

L’objet même de ces études doit être détaché des urgences du monde; voire être détaché du monde lui-même. Ainsi, les Grecs libres étudiaient l’éternité des dieux, de la poésie, de la philosophie et des étoiles; les étudiants du Moyen Âge étudiaient l’éternité théologique de Dieu et de sa Révélation; les physiciens modernes étudiaient les lois éternelles de la nature.

L’étude est alors une activité qui à la fois sépare l’étudiant du monde et de ses urgences, et qui l’élève à la hauteur même des objets sublimes qu’il étudie. Séparation et hauteur qui tisse un rap port entre l’étude et le sacré (qui veut dire «séparé du profane»). Rapport qui, lui, permet à l’étudiant de s’élever au-dessus des autres qui, eux, n’étudient pas et qui sont englués dans la succession des travaux et des jours.

La modernité démocratique a récupéré cette notion de la skholé tout en lui imposant quelques torsions. La plus évidente étant que l’éducation n’est plus une forme de distinction séparant l’étudiant des autres. Elle devient plutôt le moyen par lequel l’étudiant est inclus, à titre de «citoyen» égal à n’importe qui, dans cette communauté politique nommée «peuple». L’éducation non pas comme une marque individuelle, mais une manière de participer à un collectif réuni. Rendre l’éducation de base gratuite et obligatoire des enfants était et demeure une manière de concrétiser ce travail de mise en commun de notre humanité; une manière de s’assurer que personne n’en sera exclu.

LA NOUVELLE ÉDUCATION

L’augmentation draconienne3 des frais de scolarité pour les étudiants de l’Université Memorial, annoncée au cours de l’été, ainsi que les différents rapports gouvernementaux sur le système éducatif de la province4 permettent de constater à quel point nous nous sommes éloignés de cette conception moderne de l’éducation.

Si l’éducation peut être comprise comme étant un processus d’inclusion, l’étudiant éduqué n’est plus inclus dans une communauté politique, mais dans la sphère économique du travail et de la production de la valeur.

Le rapport Greene est en ce sens très clair: il s’agit d’«adapter le programme scolaire pour mieux préparer les enfants à l’économie technologique avancée et leur fournir les compétences nécessaires»5.

À cette finalité économiste de l’éducation s’articule tout un ensemble de critiques quant à la place de certaines disciplines universitaires centenaires ou même millénaires: la philosophie, la littérature, la théologie, les sciences sociales, etc. La litanie de commentaires quotidiens portant sur la supposée «inutilité»6 de ces disciplines le confirme: le projet de corréler le système de l’éducation aux besoins de l’économie et du marché du travail s’arrime très bien avec celui d’exclure tout ce qui renvoie à une dimension de la vie humaine qui ne se réduit pas à sa capacité de travailler et d’être productif.

D’autre part, l’éducation ainsi instrumentalisée redevient un outil de distinction individuelle qui permet à l’étudiant de pouvoir se séparer des autres, c’est-à-dire, de ses compétiteurs sur le marché du travail. La formation continue pour «bonifier» son «attractivité» aux yeux des «employeurs» est un exemple paradigmatique de cela.

Le sens de la skholé décrit par Bourdieu est ainsi renversé de bord en bord. L’éducation n’est plus ce temps libéré des «urgences du monde». Elle est au contraire cette sphère sociale entièrement déterminée par les urgentes demandes et les rapides transformations du monde du travail.

L’homme éduqué n’est ainsi plus celui qui cultive son humanité, mais celui qui se rend disponible, voire docile aux exigences de ce monde. La liberté n’est décidément plus ce qu’elle était. Peut-être est-il urgent de réfléchir aux conséquences de cette métamorphose.

  1. Je fais ici référence à la «lune rouge» et au «soleil rouge», vus au mois de juillet à travers une bonne partie du pays et causés par la flambée des forêts dans l’Ouest canadien.
  2. Cf. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes (1997).
  3. Les frais de scolarité vont être doublés au cours des prochaines années. Voir l’article de CBC NL «Memorial University to double tuition to $6K a year, ending a 22-year freeze», publié le 9 juillet 2021.
  4. Je pense ici à certaines sections du Rapport Greene et du Rapport sur l’éducation postsecondaire All Hands on Deck, tous deux publiés dans la dernière année.
  5. La grande réinitialisation. Rapport de l’équipe de relance économique du premier ministre, Sommaire, mai 2021, p. 56.
  6. «À quoi ça sert, ça? Qu’est-ce que tu peux faire avec ça?»

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