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Ce que s’exprimer peut vouloir dire

CHRONIQUE À TEMPS PERDU: Les élections fédérales se terminent en ce 20 septembre, alors que les citoyens sont appelés à exercer leur droit de vote. Au moment où j’écris ces quelques lignes, le chef du Parti libéral du Canada et premier ministre sortant, Justin Trudeau, continue malgré ses explications répétées à être taraudé par une question insistante: «Pourquoi avoir déclenché des élections maintenant?»

CHRONIQUE À TEMPS PERDU

Sa réponse repose sur une idée: «maintenant» est venu le temps pour les Canadiens de «décider». «La réalité, c’est qu’on est en train de prendre des décisions maintenant – pas dans trois mois, pas dans un an, certainement pas dans deux ans – qui vont impliquer tous les Canadiens dans un avenir différent selon qui va se faire élire.»¹

Le futur se décide maintenant, nous dit M. Trudeau, et les Canadiens ont le droit de participer à cette décision. L’idée est cohérente, la rhétorique est forte. L’urgence est doublée d’un appel à notre sensibilité démocratique.

Ainsi, il y a urgence de décider. Le futur approche à grands pas («pas dans trois mois, pas dans un an, certainement pas dans deux ans»). Il guette le présent, le menace même, si le mauvais parti est élu. Voilà le message.

Face à ce futur qui approche à grands pas, les Canadiens doivent décider, ils doivent exercer leur droit. Cette conjonction d’un devoir et d’un droit n’est certes pas sans paradoxe. Un droit, n’est-ce pas ce quelque chose qu’on peut tout aussi bien exercer ou non? Et qu’est-ce que cela voudrait dire pour quelqu’un que d’exercer un droit obligatoire

QUEL MOT DIRE?

Mais plus signifiante à mes yeux est la nature de ce droit qui doit être exercé. Dans son discours, tout juste après le déclenchement des élections, M. Trudeau affirme la chose suivante: «On vit un moment historique, et vous aurez votre mot à dire.»³

«Vous aurez votre mot à dire». À chaque élection je demeure surpris par la récurrence d’un paradoxe. La sphère médiatique parle du peuple qui va «s’exprimer», qui va «décider», qui va «avoir son mot à dire». Et pourtant, la parole qui circule, qui est mise de l’avant, celle qui est valorisée, tout au long de la campagne est celle des chefs, de quelques députés, journalistes et commentateurs.

Pensons à toutes ces visites des chefs un peu partout au pays. Que nous dira le journaliste qui couvre⁴ l’événement? Qu’est-ce qu’il raconte? Il répétera ce que le chef aura annoncé. Il répétera ce que le candidat aura dit d’un adversaire ou encore il répétera ce que le politicien aura répondu aux questions d’autres journalistes.

Où est le citoyen? La rencontre du politicien avec ce dernier, comment est-elle décrite? Un bain de foule, un serrage de mains (ou de coudes, Covid oblige), une prise de photos avec quelques fans ou quelques bébés. La caméra et le micro font circuler, certes, des mains (ou des coudes) de citoyens, des sourires et des rires de citoyens, des regroupements de citoyens. Mais ils ne présentent presque jamais un ou des citoyens qui parlent, qui s’expriment.

Bref, l’événement politique, celui où se rencontrent les citoyens et les membres de la classe politique, est un événement où le citoyen n’a rien dit. Le paradoxe est là et entier: un événement normal de notre vie démocratique est un événement où le citoyen ne parle pas. Un événement où sa parole est, en quelque sorte, maudite.

UN CONTRE-EXEMPLE

Durant la deuxième semaine de la campagne, notamment, la routine ordinaire des bains de foule et des annonces quotidiennes fut troublée par des groupes de manifestants. Ceux ci ont en effet décidé de suivre M. Trudeau lors de ses événements publics afin de déranger sa campagne. Afin de le huer, de l’invectiver aussi. Afin qu’on les entende, eux, et non plus lui.

Les différents chefs des partis et les commentateurs ont rapidement dénoncé ces dérangements. Le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, a rapproché ces manifestations des actes de vandalisme sur les pancartes électorales, une pratique selon lui inacceptable et une menace pour la démocratie⁵.

Les manifestations des dernières semaines peuvent peut-être, et plutôt, servir de rappel. D’une part, en démocratie, il est possible que des fois, certains citoyens décident de s’exprimer en public. Et inévitablement, cela dérangera les habitudes bien rangées des tours de paroles dans l’espace public et médiatique.

Mais d’autre part, une parole politique n’est pas une chose désincarnée. Elle n’est pas simplement porteuse d’un argument sur la constitutionnalité d’une politique. Elle peut porter aussi de la colère, de l’indignation, des aspirations. Et cette dimension affective de la parole n’est en rien une menace pour la démocratie, mais en est un des matériaux les plus féconds.

Il y a certes lieu de condamner certains gestes de ces manifestants; notamment ceux qui ont jeté des cailloux en direction de Justin Trudeau. Or, ce que la plupart des manifestants lançaient, c’était des paroles; et certaines dignes d’être écoutées. N’est-ce pas en répondant à ces paroles-là, plutôt qu’en caricaturant un groupe comme étant une «menace pour la démocratie», qu’on pourra rétablir quelque chose comme un sens public de la discussion? Le respect est après tout la construction d’une réciprocité.

1 Citation tirée d’un article dans La Presse, publié le 2 septembre 2021.

2 Jean-Jacques Rousseau affirmait, déjà au XVIIIe siècle, dans un passage célèbre du Contrat social, que «le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort: il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien.» On pourrait se demander ce qu’il penserait d’un gouvernement qui «convoque» le peuple à sa guise alors que pour lui, l’idéal démocratique consistait plutôt en ce droit et cette capacité du peuple de révoquer à tout moment le gouvernement.

3 Citation tirée d’un article sur Radio-Canada Info, publié le 15 août 2021.

4 Cette expression de «couvrir» un événement est elle-même plutôt parlante.

5 Tiré d’un article du Nouvelliste, publié le 28 août 2021.

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